Cet article a été publié en juillet 2015 dans la rubrique Zoom Science du site de l’IMPMC (Université Pierre et Marie Curie, Paris, France). Il fait suite à la publication de notre article (Piani et al., 2015) dans EPSL.
L’origine de l’eau sur Terre est une des grandes questions de la géochimie. Il est probable que l’eau des océans ait pu être apportée par des comètes ou des météorites provenant de la ceinture d’astéroïdes (chondrites). La signature isotopique de l’hydrogène, principal constituant de l’eau et quasi-absent dans la plupart des minéraux, est le moyen le plus couramment utilisé pour tracer l’origine de l’eau dans le système solaire. Les composants des chondrites, peu modifiés depuis leur formation, constituent de véritables témoins des conditions physico-chimiques qui régnaient dans le système solaire jeune, il y a environ 4.5 milliards d’années. Parmi ces composants, on trouve dans certaines chondrites des minéraux hydratés qui ont enregistré la signature isotopique de l’eau à partir de laquelle ils se sont formés. Cependant, dans les chondrites, ces minéraux hydratés sont très finement mélangés à un autre porteur de l’hydrogène : la matière organique. Il est donc très difficile de mesurer individuellement leur composition isotopique au sein de la roche. Dans cette étude, nous avons utilisé un nouveau protocole de mesure avec la sonde ionique NanoSIMS installée au Muséum National d’Histoire Naturelle à Paris pour estimer la contribution de chacune de ces phases à la composition isotopique de l’hydrogène dans les chondrites (détails du protocole dans Piani et al., 2012). Nous avons donc pu estimer localement, pour différents types de chondrites, qui de la matière organique ou des minéraux hydratés possède le plus fort rapport isotopique.
Nous avons mesuré de fortes différences selon les classes de chondrites (carbonées et ordinaires) en accord avec des études précédentes. De plus, dans la chondrite ordinaire Sé- markona, nous avons observé que la composition isotopique des minéraux hydratés est très hétérogène avec, par endroit, des enrichissements extrêmes en deutérium (l’isotope lourd de l’hydrogène) surpassant les valeurs jusqu’ici mesurées dans les chondrites (Fig. 1).

Fig. 1 Distribution du rapport isotopique D/H mesuré dans la matrice de la chondrite ordinaire Sémarkona. Dans cette image, deux zones micrométriques sont particulièrement riches en deutérium et correspondent à des minéraux hydratés.
Il est difficile de concevoir que de tels enrichissements et hétérogénéités puissent se former sur le corps parent astéroïdal. Ils suggèrent donc fortement la présence d’eau plus ou moins enrichie en deutérium dans le système solaire primitif. Cette eau aurait été accrétée sous forme de glace lors de la formation de l’astéroïde et aurait altéré très localement les silicates environnants, conservant ainsi son hétérogénéité isotopique.
La présence, dans le système solaire primitif, de zones où les grains de glace d’eau ne se sont pas homogénéisés est surprenante. Ceci indique qu’une partie de ces grains, qui pourrait-être d’origine interstellaire, a été conservée intacte jusqu’à leur accrétion. L’incorporation, en proportions variables, de ces grains de glace d’eau riches en deutérium pourrait être
à l’origine les variations de compositions isotopiques observées dans les comètes (Fig. 2), et notamment le fort rapport isotopique en faveur du deutérium mesuré récemment par la sonde Rosetta pour la comète 67P/Churyumov-Gerasimenko (Altwegg et al., 2014).

Fig. 2. Compositions isotopiques de l’hydrogène dans le système solaire. Figure modifiée d’après Hartogh et al. (2011). CI représente la valeur de l’eau des chondrites carbonées, les symboles noirs les valeurs mesurées dans les atmosphères des planètes Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune. Les compositions isotopiques mesurées pour Sémarkona (bleu clair) couvrent toute la gamme de valeurs obtenues jusqu’ici pour la Terre, les météorites et les comètes.
Les résultats de cette étude apportent donc de nouvelles contraintes sur la distribution de l’eau dans le système solaire primitif. Ces contraintes permettront d’affiner les modèles de distribution et d’évolution de la matière dans le système solaire depuis le stade nébulaire (nuage de gaz et de poussière) jusqu’à la formation de la Terre et de ses océans.
Références
Altwegg, K., 2014. 67P/Churyumov-Gerasimenko, a Jupiter family comet with a high D/H ratio 1-6.
doi:10.1126/science.1261952 /
Hartogh, P., Lis, D.C., Bockelée-Morvan, D., de Val-Borro, M., Biver, N., Küppers, M., Emprechtinger, M., Bergin, E. a, Crovisier, J., Rengel, M., Moreno, R., Szutowicz, S., Blake, G., 2011. Ocean-like water in the Jupiter-family comet 103P/Hartley 2. Nature 478, 218–20. doi:10.1038/nature10519
Piani, L., Remusat, L., Robert, F., 2012. Determination of the H isotopic composition of individual components in fine-scale mixtures of organic matter and phyllosilicates with the nanoscale secondary ion mass spectrometry. Anal. Chem. 84, 10199–206. doi:10.1021/ac301099u